COVID-19 et crise sécuritaire au Burkina Faso : La radio, un canal de résilience, de coexistence pacifique et de voyage immobile pour les personnes déplacées internes.

Soumis par RedacteurenChef le lun 18/12/2023 - 09:19

Résumé : cet article est une réflexion sur le rôle de la radio dans les situations d’urgence comme la COVID-19 et la crise sécuritaire qui secouent le Burkina Faso aujourd’hui. Tiré d’une recherche publiée par Yaméogo et Heywood (2022), il questionne les rapports des Personnes déplacées internes (PDI) de Kaya, Pissila et Kongoussi à la radio et montre que celle-ci participe énormément à la mitigation de ces crises sous diverses formes : elle renforce le vivre-ensemble, la sociabilité et la résilience des PDI, leur sert de mécanisme d’alerte et de survie sécuritaire et permet un voyage immobile entre les PDI et leurs proches restés au village.

 

Introduction

Au Burkina Faso, les médias ont été au cœur de la lutte contre la propagation du nouveau coronavirus. En étudiant les sources d’information auxquelles recourent les populations pour s’informer de la COVID-19, Zongo et al. (2020) ont montré que celles-ci s’informent par l’entremise des médias (48,7%), des réseaux sociaux (37,8%), du gouvernement (11,8%) et des amis et connaissances (1,6%). Les médias ont ainsi parfois contribué à renforcer la résilience des populations face aux bouleversements sociaux et aux catastrophes naturelles (Ogallo, 2003).

Cet article explore les rôles joués par les médias, particulièrement la radio, pour contenir la maladie à coronavirus dans un contexte particulier : celui d’une crise sécuritaire sans précédent ayant entrainé plus d’un millier de morts civils et militaires de 1,5 million de Personnes déplacées internes (PDI). Il analyse également le rapport des PDI à la radio dans leur vécu quotidien de la crise sécuritaire.

Les PDI concernées par la recherche sont à Pissila, Kaya et Kongoussi dans la région du Centre-Nord, la région abritant le plus grand nombre de PDI (40%).  Dans ce contexte de crise dans des crises, comment la radio, le média le plus populaire et le plus accessible au Burkina Faso (Kantar, 2020 ; Ground Thruth Solutions, 2020), participe-t-elle à sensibiliser les PDI aux mesures de protection sanitaire ? Comment les PDI écoutent-elles la radio ? Dans quelle mesure la radio facilite-t-elle un voyage immobile et un renforcement des liens sociaux entre les PDI et leurs proches restés au village ou réinstallés dans d’autres localités ?

Les données mobilisées dans cet article proviennent d’une enquête réalisée de septembre 2020 à février 2021 dans le cadre d’un projet de recherche impliquant trois institutions d’enseignement et de recherche : l'Université de Sheffield (Royaume-Uni), l’Institut des Sciences des Sociétés du Centre national de la recherche scientifique et technologique (Burkina Faso) et la Fondation Hirondelle (Suisse)[1] à travers son Studio Yafa[2] basé à Ouagadougou. L’enquête a reposé sur plusieurs techniques de collecte des données :

  • une baseline (septembre 2020) et une endline[3] (février 2021) administrées, depuis Ouagadougou par le biais de l’application WhatsApp, à 90 participants dont 70 Personnes déplacées internes (PDI) et 20 Personnes hôtes (PH) dans les trois sites : Kaya, Pissila et Kongoussi ;
  • la collecte informelle d’informations par 63 collecteurs sélectionnés dans les deux communautés (PDI et PH) à Kaya, à Pissila et à Kongoussi. Leur mission a été de faire remonter quotidiennement, par WhatsApp, à l’équipe de recherche toutes sortes d’informations se rapportant à la pandémie et circulant au sein des populations et dans les lieux publics (marchés, bars, grins de thé, centres de santé, etc.) ;
  • des entretiens semi-directifs approfondis réalisés, en présentiel, en mai 2021 auprès de 33 PDI, soit 11 par site et 5 responsables de radio de proximité (3 à Kaya et 2 à Kongoussi). Cette dernière enquête est additionnelle et spécifique au présent article. Elle a été initiée pour répondre aux questions qui n’ont pas été prises en charge par le projet de recherche.
  1. Une coproduction des émissions avec les PDI

Divers genres d’émissions sur la COVID-19 ont été produites par le studio Yafa et diffusées en mooré, dioula, fulfuldé et en français dans ses radios partenaires à l’attention des PDI : des magazines, des bulletins d’information, des émissions interactives, des microprogrammes, des tables rondes, des émissions de divertissement, etc. Ces émissions étaient enregistrées ou produites en studio et sur les sites d’hébergement, faisant des PDI, à la fois, des récepteurs et des coproducteurs de contenus.

« On faisait des émissions sur les antennes pour ceux qui écoutent la radio. On se rendait aussi sur les sites des PDI pour réaliser des jeux radiophoniques[4] afin de toucher le maximum de PDI dans la lutte contre la Covid-19 » (animateur Radio 1, Kongoussi).

« Nous avons reçu des PDI ici au studio qui ont participé à des émissions interactives en direct, qui ont livré des témoignages et tout cela a suscité un engouement et un intérêt pour les émissions que nous diffusions sur la maladie » (promoteur radio 2, Kaya).

Cette démarche participative et de coproduction avec les PDI leur ont permis de se rendre à l’évidence de la dangerosité du virus et de davantage s’impliquer dans la lutte. Sur les sites d’hébergement et dans les familles d’accueil, une prise de conscience doublée d’un engagement individuel et collectif pour une meilleure appropriation des mesures barrières a facilité les campagnes de sensibilisation.

« Nous avons constaté que la propreté est une bonne chose pour nous au-delà de la COVID-19. Nous portons toujours nos cache-nez et lavons constamment nos mains (PDI 69, Pissila).

« On ne s'amuse pas ; les enfants se lavent les mains avant et après les repas ; on garde le repas bien fermé, à l'abri des mouches (PDI 11, Kongoussi).

Quasi unanimement, les participants soutiennent avoir suivi les consignes sanitaires édictées : le lavage régulier des mains, le port du masque, le respect de la distanciation physique, l’utilisation du gel hydro-alcoolique, l'auto-confinement en cas de forte fièvre, de toux ou de rhume, la salutation sans se serrer les mains, l’éternuement dans le creux du coude. Au-delà des mesures liées à la pandémie, de nouvelles habitudes s’inscrivant durablement dans une culture d’hygiène et de propreté quotidiennes ont été incorporées par les participants grâce aux émissions radiophoniques.

  1. Des écoutes collectives

Les programmes radiophoniques diffusés à destination des PDI étaient l’objet d’écoutes collectives. Des radios solaires leur avaient été distribuées à Kaya et à Pissila par la Fondation Hirondelle, augmentant le taux de pénétration de la radio sur les sites. Le poste transistor du chef de famille était généralement mis au service de l’ensemble des membres de la famille, lui conférant le statut de bien familial et parfois bien au-delà, car même les voisins y ont accès.

J’écoute la radio seule, mais parfois en famille, avec surtout mon mari qui en est le propriétaire. Il y en a qui ne possèdent pas de radio et qui viennent écouter avec nous (PDI 60, Pissila)

Sur le site, nous écoutons la radio chaque fois ensemble quand il est l'heure du journal. Nous écoutons la radio avec nos femmes, nos enfants, nos voisins et nos amis (PDI 22, Kongoussi)

 Le papa allume la radio tous les jours à 6 heures du matin et à 20 heures le soir. Il se trouve qu'à ces heures-là, nous sommes tous à la maison et nous écoutons la radio ensemble (PDI 18, Kongoussi).

 Au-delà des nouvelles que la radio offre aux auditeurs, elle est un symbole de rassemblement. Elle donne lieu à l’émergence d’une sphère publique spontanée en devenant à la fois un média social et sociable permettant aux membres de la famille, aux voisins et aux proches de se retrouver et d’être en communion. Les informations qu’elle fournit ne se limitent pas aux auditeurs, mais touchent aussi ceux qui ne l’ont pas écouté par l’entremise d’une communication interpersonnelle. Ceux qui ont écouté partagent avec ceux qui n’ont pas écouté les nouvelles diffusées. 98 % des participants soutiennent avoir discuté des informations diffusées à la radio concernant la COVID-19 avec d’autres personnes (parents, amis, proches, voisins) et dans divers lieux sociaux (domiciles, marchés, mosquées, églises…) , confirmant le postulat selon lequel « la radio, du fait de son accessibilité incomparable, a su trouver une place originale et prépondérante parce qu’elle est le seul média autour duquel peuvent se retrouver des populations très différentes » (Capitant, 2008 : 203).

  1. Un rôle d’alerte et de résilience

La radio a parfois sauvé des vies par l’alerte qu’elle donnait sur la menace terroriste. Elle constitue, pour les PDI, un baromètre de mesure et d’évaluation de la situation sécuritaire. Non seulement elle leur a permis d’anticiper et de fuir à temps leur village, mais aussi elle est le canal à l’aune duquel elles s’assurent qu’elles peuvent y retourner ou pas.

 « C’est grâce à la radio que nous avons fui notre village pour nous installer ici. C’est la radio qui nous a alertés que le village voisin s’est vidé suite à une attaque terroriste, et nous aussi, on a pris la fuite. Le lendemain, ils [les terroristes] sont venus tuer des gens qui y étaient encore » (PDI 31, Pissila).

« La radio nous permet d'avoir la position des djihadistes par rapport à notre village. La radio nous permet de savoir si nous pouvons retourner dans nos villages ou pas » (PDI 22, Kongoussi).

Les PDI se représentent la radio comme étant d’un enjeu central dans le dispositif sécuritaire. Elles ne l’écoutent plus seulement pour se distraire, mais aussi pour leur survie, montrant que la radio est incontournable en situation d’urgence. Elle informe, alerte, éduque, rassure et impacte les consciences individuelles et collectives. Elle sauve des vies tout comme les forces publiques déployées sur le terrain. Elle a permis, à travers « les communiqués de retrouver des personnes qui se sont égarées en fuyant les atrocités » (PDI 29, Kaya) ou de « ramener des déplacés internes égarés sur leurs sites » (PDI 24, Kaya).

  1. Un catalyseur de coexistence pacifique

La radio a aussi été utilisée comme un catalyseur de coexistence pacifique entre les PDI et les personnes hôtes. Des tensions entre les deux communautés ont parfois existé, mettant en mal le vivre-ensemble. Les PDI ont quelquefois été l’objet de stigmatisation de la part de la communauté hôte. Un rapport publié par un consortium d’ONGs humanitaires indique que des « jeunes filles PDI ont dit qu’elles sont souvent indexées par les adolescents de la communauté hôte qui les appellent des ‘’fuyards’’ » (UNHCR et al., 2020 : 22).

Des émissions promouvant la paix, la solidarité, la compassion, l’amour du prochain ont ainsi été diffusées pour aider les deux communautés à se comprendre et à préserver « l'équilibre social » (Chef des programmes Radio 2, Kongoussi) ou à « éviter d'éventuels déchirements entre elles » (animateur Radio 1, Kongoussi) ou encore à étouffer les clichés stigmatisants assimilant les PDI à des « étrangers dans leur propre pays » (directeur radio 3, Kaya). Ces émissions sur la solidarité et le vivre-ensemble confortent le postulat que la radio joue un rôle social important dans les sociétés africaines. Par la radio, les PDI, venues des campagnes, se sont appropriées les modes de vie des populations citadines, facilitant un vivre-ensemble harmonieux dans la communauté.

« Au début, il était difficile pour moi de traverser le goudron, mais avec la sensibilisation, je suis maintenant habituée » (PDI 21, Kaya).

  1. Un canal de voyage immobile

La notion de « voyage immobile » peut être définie, dans ce travail, comme étant un voyage imaginaire. C’est être en contact ou en communion avec une personne ou un groupe de personnes sans pourtant avoir effectué un déplacement ou une rencontre en face à face avec elle.s. La radio a joué ce rôle d’intermédiaire et de mise en relation imaginaire entre des PDI et des membres de leurs familles dont elles n’avaient plus les nouvelles du fait de la séparation que leur a imposé la violence terroriste. La radio devient dans ces circonstances un canal de voyage immobile. Elle apaise la douleur de la séparation entre les PDI et leurs proches restés au village ou réinstallés (aussi en tant que PDI) dans d’autres localités du pays en leur permettant de maintenir les liens sociaux et de vivre à distance l’amour, la fraternité et le lignage de sang. 

C'est grâce à la radio que nous arrivons à obtenir toutes les informations sur nos parents et proches restés dans d'autres endroits (PDI 22, Kongoussi).

La radio nous permet d'entretenir les liens avec nos familles parce que c'est par elle que nous savons où se trouvent les autres habitants de notre village et des villages environnants (PDI 7, Kongoussi).

 Certains membres de ma famille qui sont restés dans mon village, à Barsalogho, appellent souvent à la radio et ça nous permet d'avoir de leurs nouvelles (PDI 26, Kaya).

Ce voyage immobile est un réconfort pour elles. Il leur donne la possibilité d’avoir les nouvelles des parents et des proches, mais aussi l’occasion aux parents et proches de rester informés du quotidien des membres de leur famille déplacés. Il permet de remettre ensemble des personnes qui ont été contraintes de se séparer ou de se disperser géographiquement. Cette proximité immatérielle entre les PDI de diverses localités et entre elles et leurs proches rompt l’isolement et permet aux déplacés « de se prévaloir d’un statut de ‘’présent-absent’’, qu’il s’agit de réactiver en permanence pour continuer à faire partie de la communauté » (Wolff, 2009 : 9). Le maintien à distance des relations sociales donne aussi lieu à une déterritorialisation des habitudes et des modes de vie. À distance, les parents et proches vivent, grâce à la radio, les conditions de resocialisation et d’accommodation des PDI qui, en retour, revivent leur vie d’antan. 

Conclusion

En situation d’urgence, la radio joue un rôle important dans la sensibilisation ; elle participe à la mitigation de la crise en permettant aux populations (affectées surtout) de s’impliquer dans le processus de production et de diffusion de l’information et cette coparticipation renforce leur résilience et leur engagement à surmonter la crise. De plus, la radio renforce les liens sociaux par le biais des écoutes collectives et des voyages immobiles dont elle est l’objet. Elle est un canal de réconfort, de survie, de coexistence pacifique et de solidarité entre les populations affectées et non affectées et participe, dans ces circonstances d’angoisses et de psychose, au maintien, de manière imaginaire, des liens de sang entre les personnes déplacées et leurs proches restés au village.

Lassané YAMÉOGO, CNRST (Burkina Faso

Emma HEYWOOD, Université de Schefield (Royaume-Uni)

Références

CAPITANT Sylvie (2008), La radio en Afrique de l'Ouest, un « média carrefour » sous-estimé ? Réseaux, n°4, pp. 189-217.

GROUND THRUTH SOLUTIONS (2020), Perceptions des personnes affectées sur le COVID-19 au Burkina Faso

KANTAR (2020), Étude d’audience des programmes de la Fondation Hirondelle, Rapport final

OGALLO Laban (2003), Radio et catastrophes naturelles en Afrique, ICT Update

UNHCR et al. (2021), Consultations avec les personnes déplacées internes et les communautés hôtes au nom du Panel de Haut Niveau sur le Déplacement Interne, Rapport final.

WOLFF Éliane (2009), Les (nouveaux ?) territoires de la radio. Radio FreeDom et ses auditeurs, in Actes du colloque Vers la Post Radio, Enjeux des mutations des objets et formes radiophoniques, Paris, pp. 26-28.

YAMEOGO Lassané et HEYWOOD Emma (2022), « La radio et le défi de la mobilisation contre la COVID-19 : exemple des personnes déplacées internes à Kaya, Pissila et Kongoussi au Burkina Faso », RadioMorphoses, n° 8.

ZONGO Bouraïman et Al. (2020), « La maladie à Corona virus au Burkina Faso : Perceptions et attentes de la population », lefaso.net, https://lefaso.net/spip.php?article96118

Notes de bas de page

[1]Les investigateurs principaux du projet de recherche étaient Emma Heywood de l’Université de Sheffield et moi-même Lassané Yaméogo de l’INSS / CNRST. Ils étaient aidés dans la collecte des données par quatre assistants (Beatrice Ivey, Université de Sheffield ; Laetitia Ouali INSS / CNRST, Hamidou Sangla, étudiant et Assane Diallo, étudiant) et, dans la mise en pratique des résultats préliminaires par les radios partenaires, par Sacha Meuter, coordinateur de recherche à la Fondation Hirondelle. 

[2]Le Studio Yafa est une agence de production d’émissions radiophoniques qu’il diffuse auprès de 37 radios partenaires.

[3]L’enquête « baseline &endline » est une méthode de recherche qui visait à étudier l’évolution d’un fait social à partir de questionnements identiques administrés aux participants au début et à la fin de la recherche.

[4]Les gagnants recevaient des kits de gels hydro-alcooliques ou du savon ou encore des masques…