Résumé : Cet écrit est tiré d’un de nos articles scientifiques intitulé : ‘La julaïsation de la toponymie en pays senufo (cas du Burkina Faso) : approche morphologique et sémantique’. Il se propose de relever les noms officiels jula des villages en pays senufo et d’identifier les noms authentiques senufo auxquels ils se sont substitués, ainsi que les rapports de sens entre ces deux catégories de noms (officiels et authentiques). L’espace géographique concerné par notre étude est circonscrit à la province de la Léraba et au Sud de la province du Kénédougou, au Burkina Faso.
Introduction
L’une des conséquences directes de l’influence culturelle jula à l’Ouest du Burkina Faso réside dans la dénomination des localités de cette partie du pays communément appelée ‘le grand Ouest’. Dans un de ses articles consacrés à la toponymie à l’Ouest du Burkina Faso, l’historien Bakary Traoré affirmait ceci : Lorsque l’on voyage dans l’Ouest du Burkina Faso, ou que l’on jette un coup d’œil sur une carte de la région, on est frappé par un fait : la plupart des noms de localités sont exprimés en jula, langue commerciale, langue véhiculaire. Ce fait suscite aujourd’hui des frustrations dans certains milieux où on l’explique par la duperie dans laquelle se serait trouvée l’administration coloniale française lorsqu’elle conçut, pour ses propres besoins, l’idée de fixer sur des documents cartographiques les noms des localités relevant de son commandement. Les Jula, qui furent ses premiers collaborateurs, en auraient profité pour donner des noms à eux qui n’existaient pas avant. (B. Traore, 2007, p. 76).
Dans la présente étude, nous nous intéressons aux noms de localités dans une des nombreuses communautés linguistiques qui peuplent cette partie du pays et que l’on retrouve majoritairement dans les provinces du Kénédougou et de la Léraba : les Senufo. Il faut cependant noter que notre étude ne prend pas en compte toute la province du Kénédougou, mais sa partie sud qui, du point de vue toponymique, présente les mêmes caractéristiques que la province de la Léraba.
Durant la période coloniale, de nombreux villages senufo des actuelles provinces de la Léraba et du Kénédougou qui, logiquement, portaient déjà des noms senufo, furent débaptisés et officiellement rebaptisés au bon vouloir des collaborateurs Jula de l’administration coloniale française. Après la période coloniale, et même jusqu’à nos jours, de nombreuses autres localités qui se créent dans les différentes communes de ces provinces, portent pour la plupart des noms jula. Ces noms sont volontairement attribués par les populations locales elles-mêmes, toujours sous l’effet des stigmates liés aux conséquences psychologiques de la domination des grands empires jula sur les populations locales de la région.
Les questions de notre étude peuvent être formulées comme suit : (1) Quels sont les noms d’origine senufo officiellement remplacés par les toponymes jula dans la province de la Léraba et dans le Sud de la province du Kénédougou ? (2) Quelles sont les valeurs sémantiques qui ont prévalu à la substitution de ces toponymes d’origine senufo par les toponymes jula qui leur ont été officiellement préférés ?
Approche méthodologique
Les données que nous avons exploitées pour la présente étude ont été collectées tout au long de nos différentes sorties de terrain dans la province de la Léraba et dans quelques localités voisines du Sud de la Province du Kénédougou, notamment dans la commune rurale de Kangala. Elles sont constituées de noms officiels de localités en jula et de fiches d’enquêtes de terrain contenant des informations sur les noms d’origine desdites localités.
1. Résultats de l’étude
Les noms des localités font partie des signes les plus évidents de la domination de la langue et de la culture jula dans la province de la Léraba et au sud de la province du Kénédougou. B. Traoré (2006, p. 311) le dit si bien, « la plupart des toponymes de la région connus à travers les cartes et utilisés par l’administration ont été attribués par les Jula […]. Ces toponymes jula se sont superposés aux toponymes anciens au point de les cacher ». Nous avons donc essayé de classifier ces toponymes officiels en prenant en compte les caractéristiques qui permettent de comprendre la logique de leur attribution en remplacement des noms authentiques senufo. Les résultats de cette classification nous donnent les cas de figure suivants :
1.1. La substitution du segment kaha par dugu
Nous avons relevé une catégorie de noms de localités pour lesquelles le deuxième segment du nom authentique kaha ‘village’ a été remplacé dans le nom officiel par le terme jula dougou ‘village’. Le premier segment, lui, reste inchangé. Quelques exemples de noms à travers le tableau ci-dessous :
1.2. La substitution du segment kaɁa par so
Dans certains noms officiels jula, le second segment so ‘maison, chez soi, village’ se substitue à celui du nom authentique senufo kaha ‘village’. Le premier segment reste inchangé. Ci-dessous quelques exemples :
NB. Pour le cas précis du dernier exemple ci-dessus, le premier segment du nom officiel Kolasso semble avoir subi une déformation imputable à la transcription coloniale.
1.3. La substitution du segment kaha par bugu
On entend aussi souvent chez les Senufo de la province de la Léraba et ceux du Sud du Kénédougou, des noms officiels de village comportant le terme bugu ‘hutte, case, paillotte’ comme second segment. Ce second segment, d’origine jula, est en fait celui qui a officiellement supplanté sa correspondante authentique senufo : kaha ‘village’.
1.4. La substitution du segment kaha par jassa
Nous avons relevé le cas d’un village administratif dans la Commune de Ouéléni (Province de la Léraba) comportant le terme jula jassa signifiant ‘campement’, comme second segment, en lieu et place du terme senufo kaha ‘village’.
NB. Dans cet exemple également, le premier segment du nom officiel Fitili a subi une déformation imputable à la transcription administrative. Le nom reconnu dans le village et ses environs serait Fitigi et non Fitili.
1.5. Les cas de traduction des noms entiers senar en jula
Certains villages de la zone portent des noms officiels qui sont les traductions en jula des noms authentiques senufo. La substitution porte ici sur le nom entier et non sur une partie du nom comme dans les cas précédents. Quelques exemples ci-dessous :
1.6. Des cas de substitution totale des noms senar par des noms jula
Les noms officiels de certains villages relevés dans la zone concernée par notre étude n’ont aucun rapport de sens avec les noms d’origine senufo desdits villages. Dans ces cas-ci, on assiste à une substitution totale des noms authentiques par des noms jula de sens totalement différents. On peut parler ici de cas de villages totalement rebaptisés. Quelques exemples de villages dans le tableau ci-dessous :
NB. Dans le dernier exemple, le segment kaha du nom authentique varie en gaha, parce que la consonne k est précédée d’une voyelle nasale. On assiste alors à la sonorisation de k qui devient g. Il en est de même pour Toudoungaha, dernier exemple sous le point 1.5.
Conclusion
Nous retenons de cette étude que de nombreux noms officiels de localités, dans l’espace senufo concerné par nos recherches, sont en langue jula. Ces noms officiels jula ont fini par supplanter totalement les noms traditionnels/authentiques qui, au fil du temps, ne sont plus usités que par quelques personnes d’un âge avancé lorsqu’elles s’expriment en senufo. La plupart des noms officiels jula sont des composés nominaux de deux segments. Le premier segment est le nom distinctif de chaque village (nom du fondateur, signe caractéristique du lieu ou du groupe de population qui s’y est installé, etc.) et joue le rôle de terme complétant. Le second segment, lui, est le terme complété. Il est le plus souvent une traduction jula du second segment du nom d’origine senufo signifiant ‘village’ (kaha) : dugu, so, bugu ou jassa. On enregistre également des noms officiels de villages qui sont des traductions en jula des noms authentiques senufo. Il n’est pas non plus rare de relever des noms d’origine senufo qui sont totalement ignorés au profit de nouveaux noms jula qui n’ont aucun rapport de sens avec les premiers.
TRAORÉ Daouda,
Chargé de recherche
INSS / CNRST
Ouagadougou, Burkina Faso
Références bibliographiques
TRAORE Bakary, 2006, « Aperçu sur l’histoire du peuplement de l’Ouest du Burkina à partir de l’analyse de quelques toponymies », Cahier du CERLESHS, n° 24, pp. 308-331.
TRAORE Bakary, 2007, « Toponymie et histoire dans l’Ouest du Burkina Faso », Journal des africanistes, 77-1, pp. 75-111.
TRAORÉ Daouda, 2018, « La julaïsation de L’Ouest du Burkina Faso : état des lieux dans la province de la Léraba », Journal en ligne Burkina Demain du 17 janvier 2018. Disponible en ligne sous le lien http://burkinademain.com/2018/01/17/la-julaisation-de-louest-du-burkina-etat-des-lieux-dans-la-province-de-la-leraba/
TRAORÉ Daouda, 2023, « La julaïsation de la toponymie en pays senufo (cas du Burkina Faso) : approche morphologique et sémantique », Revue LES TISONS, Revue internationale des Sciences de l’Homme et de la Société (RISHS) - No000 - Vol. 2 - 4è trimestre - Décembre 2023, pp. 217 - 238.