Annonces du président du Faso pour 2025 : Remarques et propositions sur l’initiative pour le développement de médicaments issus de la pharmacopée traditionnelle burkinabè (3bis/5)

Submitted by RedacteurenChef on Mon 14/04/2025 - 12:09
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Dans l’article No3, nous traitions du « modèle bureaucratique » en tant que cadre d’analyse. Dans le présent article, nous examinons maintenant l’expérience concrète burkinabè à la lumière de ce cadre d’analyse. En fait, la présente analyse nous ramènera aux articles No1 et No2 pour mieux nous interroger sur le sens des différentes volontés politiques successives en matière de médecine et de pharmacopée traditionnelles dans notre pays (No1), mais aussi sur le rôle des médecins et des pharmaciens dans l’élaboration de ces politiques publiques (No2bis), dans le but d’analyser l’impact de l’organisation bureaucratique concrète du développement de la médecine et la pharmacopée traditionnelles dans notre pays. Nous ferons cette relecture critique à travers les questionnements suivants, que nous avions annoncés dans l’article No3, à savoir : notre législation, à nos jours, sur la médecine et la pharmacopée traditionnelles a-t-elle été dépoussiérée de l’esprit colonial française qui a prévalu à la mise en place des premiers dispositifs réglementaires et bureaucratiques ? Comment expliquer le hiatus entre l’ancienneté, la continuité, et la régularité de la volonté de tous les régimes du pays concernant la promotion de la médecine traditionnelle, et l’inertie dans l’opérationnalisation de ces politiques par les bureaucrates du ministère en charge de la santé ? Pourquoi, malgré l’ancienneté, la continuité et l’importance relative des soutiens financiers à certaines structures de recherche pour la recherche en médecine et pharmacopée traditionnelles, les résultats industriels sont maigres, voire inexistants ? En d’autres termes quel est l’impact de la bureaucratisation des structures de recherche sur la créativité et l’innovation de ces structures ? Pourquoi entre 2005 et maintenant, soit seulement 20 ans, il y a eu une profusion de textes et d’initiatives bureaucratiques sur la médecine traditionnelle, comparativement à la période 1960 à 2005, soit quarante-cinq ans ? Comment les médecins et les pharmaciens perçoivent la médecine traditionnelle et la place qu’elle doit occuper dans le système de santé, et en quoi cette perception est en cohérence avec la responsabilité institutionnelle que l’Etat leur a concédée, en tant que professions libérales ? Les réponses à ces questions nous permettent-elles de dire que nous avons vraiment eu des politiques « publiques » sur la médecine et la pharmacopée traditionnelles ? Nos sources étant les mêmes que celles décrites dans l’article No3, nous en faisons ici l’économie. A ceux qui suivent ces contributions, grâce au sens du service public de ISC, que nous remercions très chaleureusement, nous bouclerons la série d’articles dans ce mois d’avril, plaise à Dieu. Suivant notre cadre d’analyse, nous nous limiterons ici à examiner d’abord « l’esprit de l’Etat » au concret, et ensuite la condition professionnelle et administrative de la pharmacie au Burkina Faso.

A/ « Etat » et « société civile » au Burkina Faso d’hier à aujourd’hui

Au concret, l’Etat au Burkina Faso, de la période coloniale à une période très récente, vérifie davantage la théorie marxiste, à l’opposé de la théorie wébérienne ou hégélienne, à savoir sa nature oppressive et exploitive qu’opère la frange dominante de la société civile pour ses intérêts. Dans les faits comment cela se passe ? En effet, nous savons que l’intégration des sociétés africaines dans le système capitaliste mondiale débute avec l’exploration des côtes africaines par les Européens dès le milieu du XVe siècle. Ce processus prend naissance en 1462, lorsque les Portugais explorèrent la côte de l'Afrique jusqu'à l'actuelle Sierra Leone. À la suite de ces expéditions, entre 1482 et 1486, Diogo Cão explora le fleuve Congo, la côte ouest-africaine et navigua vers la pointe la plus méridionale (Namibie) ; et entre 1487 et 1488, Bartolomeu Dias contourna la pointe la plus méridionale de l'Afrique. Des colonies européennes apparurent alors sur les côtes ouest-africaines, qui constituèrent les bases pour la ruée vers l'arrière-pays ouest-africain à partir des années 1880. En fait, déjà en 1623, un comptoir français fut établi à Ouidah au Dahomey, dans l'actuel Bénin, et en 1843, des comptoirs furent établis en Côte d'Ivoire (Assinie et Grand Bassam). Faidherbe fut nommé premier gouverneur du Sénégal en 1854 ; ce qui conduisit à l'établissement des Français à Saint-Louis en 1859. Saint-Louis fut alors rattachée à Gorée, rétrocédée à la France par la Grande-Bretagne en 1817, la principale colonie française avant 1885. Jusqu'à cette dernière date, donc, comme le soulignait Crowder, « [une] comparaison de la carte des possessions coloniales européennes en Afrique de l'Ouest en 1850 avec celle de 1880 montre très peu de changements dans leur étendue […] ». Les Français, comme les autres puissances coloniales européennes, restèrent sur la côte, où les conditions climatiques restaient proches des leurs. Mais « l'extension de la domination française sur les pays soudanais, à partir du Sénégal, fut anticipée par Faidherbe dès 1863 ». Ce dernier conseilla la création d'un site commercial sur le fleuve Niger par une ligne de sites de petites tailles entre Médine à Dakar et Bamako (actuel Mali). Vers1900, cette situation changea complètement lorsque les Français pénétrèrent dans l'arrière-pays de l'Afrique de l'Ouest en conquérant et en soumettant de nombreux chefs africains. Cela aboutit à la création, par le décret du 16 juin 1895, d'un État colonial fédéral (Afrique-Occidentale française), comprenant le Sénégal, le Soudan (actuel Mali), la Guinée, la Côte d'Ivoire, le Dahomey (actuel Bénin), la Mauritanie, la Haute-Volta (actuel Burkina Faso) et le Niger. 

Le processus d'intégration territoriale n’a pris qu'une dizaine d'années, nonobstant quelques résistances çà et là. De fait, notre pays, alors colonie de Haute-Volta, comme les autres territoires conquis, devint possession de la France, donc prolongement du territoire français. Ainsi, du point de vue Hegelien, que peut représenter le « sommet » d’un tel Etat, n’en parlons pas celui de son relai qu’est l’ « administration » ou l’organisation bureaucratique coloniale ? Au sens marxiste, cette bureaucratie n’est qu’un moyen au service de l’Etat moderne (capitaliste). Or selon cette théorie marxiste, l’Etat est un moyen, un « instrument d’oppression » au service d’une « classe dominante ». En ce sens, « la « bureaucratie » coloniale est le « formalisme étatique » de la société civile coloniale. C'est la « conscience de l'État », la « volonté de l'État », le « pouvoir de l'État » en tant qu'entreprise coloniale et donc la société particulière coloniale et fermée au sein de l'État coloniale française. Cette contiguïté entre gouvernement et bureaucratie conduit certains auteurs, à la suite de Marx, à confondre ces deux acteurs, comme partageant les mêmes intérêts corporatistes, dont la situation coloniale en est une parfaite illustration. De l’esclavage à la colonisation, le facteur économique était et reste la cause déterminante de la France en Afrique, comme ailleurs. En effet, comme le souligne si bien un analyste colonial français, « Colbert lui-même […] ne considérait les colonies que pour leurs avantages commerciaux, et s'il lui fallait consciemment favoriser leur développement, c'était avec la conviction, juste en soi mais incomplète, qu'en enrichissant des individus ou des associations financières, en offrant des débouchés à ceux qui avaient perdu leur statut privilégié et aux ambitieux, elles [les colonies] multiplient les sujets, accroissent les ressources des contribuables et enrichissent ainsi le patrimoine du roi. Sa considération des colonies était celle qu'il tenait des fondations de fabriques, des corporations privilégiées et des monopoles dans les provinces du royaume. ». 

La société civile française, donc, dans son segment dominant, s’était non seulement appropriée le gouvernement, mais aussi l’appareil administratif, pour la poursuite de ses seuls intérêts économiques ; parce qu’en réalité, même sous la Troisième République, « Bien que les lois constitutionnelles … aient institué un régime parlementaire et représentatif, ce ne sont pas les élus du peuple français qui exercent cette souveraineté […] le Parlement n’usera que rarement de son droit de légiférer pour les colonies, qui resteront soumises au régime des décrets, hérité du Second Empire » ; et l’on sait qu’il est du caractère des régimes patrimoniales d’être socialement discriminatoires, de très forte partialité, en faveur des groupes dominants. Quel esprit de l’Etat, quelle universalité l’esprit d’un tel gouvernement, encore moins son administration pouvait prétendre sous le régime colonial français qui soit porteuse d’une organisation juste de la médecine et la pharmacopée traditionnelle dans les colonies ?

Malheureusement, L'État moderne du Burkina Faso est héritière de cette administration impériale, née de la colonisation française. Cette domination française a duré environ un demi-siècle. En effet, vers 1900, le processus d'incorporation territoriale par conquête armée a étendu l'État français à 7143985 kilomètres carrés de territoire africain, dont 2510000 kilomètres carrés en Afrique équatoriale et 4633985 kilomètres carrés en Afrique de l'Ouest, pour une population totale estimée à 10067000 habitants. Sur les 4633985 kilomètres carrés du territoire ouest-africain, 274000 kilomètres carrés furent occupés aux dépens des pays voltaïques qui forment l'actuel Burkina Faso ; environ 100000 kilomètres carrés formaient le pays Mossi, dont la population était estimée à 4 millions d'habitants en 1897. Le royaume Mossi de Ouagadougou occupait 143 des 100000 kilomètres carrés, avec une population estimée à 5000 habitants. Le contrôle territorial résultant des luttes d'élimination entre l'armée française et celle des Africains fut renforcé par l'intégration politique et économique, grâce à la différenciation administrative de l'État français, et par le déclin corollaire de l'autorité des formations politiques africaines. Le quadrillage du territoire consistait en un appareil administratif hiérarchisé, avec au sommet le ministère des Colonies à Paris, suivi du Gouvernement général à Dakar, couvrant plusieurs colonies, puis du gouverneur de chaque colonie (par exemple, la Haute-Volta), qui avait sous son autorité le commandant de cercle, jusqu'au chef de subdivision. Cependant, le déplacement des autorités politiques africaines ne dura que peu de temps, car l'ambition française d'un contrôle détaillé ne put être réalisée en raison du manque de personnel administratif auquel étaient confrontées les autorités politiques françaises dont les pouvoirs s'étendaient au-delà de l'Europe ; cela conduisit à une distorsion du rôle des chefs africains, de chefs politiques à bureaucrates au sein de l'appareil administratif colonial. 

Le mouvement de libération qui se développa lentement après la Première Guerre mondiale s'intensifia après la Seconde Guerre mondiale, aboutissant en 1960 à l'indépendance des colonies formant l'Afrique occidentale française. Le Burkina Faso, anciennement Haute-Volta, a accédé à l'indépendance le 5 août 1960. Cependant, cette indépendance a été obtenue avant l'instauration d'un véritable contrôle par l'administration coloniale française. Le nouveau gouvernement a alors hérité des faiblesses de l'État colonial. Aujourd'hui, bien que cette situation se soit considérablement améliorée, les défis liés au contrôle de l'État demeurent une caractéristique du Burkina Faso, comme de la plupart des pays africains. Bien que les anciennes institutions politiques traditionnelles et leurs représentants aient perdu leur emprise bien avant l'occupation coloniale française, les nouvelles institutions, de l'État colonial à l'État actuel, n'ont jamais été en mesure d'instaurer le contrôle nécessaire au sens wébérien. Cela a des conséquences considérables sur la formation d'auto-contraintes et de résolution non violente des conflits au sein des organisations politiques démocratiques (et populaires) naissantes. Pour un analyste des professions libérales, ces contextes politiques offrent une occasion unique d'étudier l'autogouvernance professionnelle, rendue possible par l'absence, par défaut ou par distorsion, du contrôle effectif judiciaire et administratif de l'État. Ainsi, comme pendant la colonisation, une frange dominante des colonisés, considérée (ou se considérant) comme le groupe des « évolués », dont fait partie les médecins et les pharmaciens, comme d’autres groupes d’instruits à l’école du Blanc, vont s’approprier de l’administration, et ainsi, en matière de médecine traditionnelle, « transformer une « action communautaire [professionnelle et corporatiste] » en une « action sociétale [politique publique]» rationnellement ordonnée ». Il en résulte, comme nous le verrons, qu’en dernière analyse, les politiques de promotions de la médecine et de la pharmacopée traditionnelles dans notre pays, ne mériteraient pas le qualificatif de « publiques », mais bien mieux « professionnelles ou corporatistes », dont évidemment, il faudrait réformer radicalement. Seulement, avant la médecine et la pharmacopée traditionnelle, l’ordre médical colonial et postcolonial a fait d’autres victimes, d’autres subordonnées, oppressés, notamment les pharmaciens. 

B/La pharmacie première victime de la bureaucratie coloniale et postcoloniale

L’appropriation de la bureaucratie coloniale par un groupe professionnelle, notamment les médecins, du fait de sa proximité avec les groupes dominants, de l’époque de l’Ancien Régime à celle coloniale, est un fait historique indiscutable. En effet, quand on prend le temps de lire notre article No2bis sur le « modèle bureaucratique », on arrive, sans effort, à la conclusion qu’au Burkina Faso, les praticiens de la médecine et de la pharmacopée traditionnelles sont victimes, particulièrement, du pouvoir professionnel et régulateur de la profession pharmaceutique, tant les pharmaciens, aussi bien dans l’administration sanitaire que dans la bureaucratie académique et scientifique, ont pu assurer un leadership sans partage des questions de médecine et de pharmacopée traditionnelles. Mais en réalité, cela n’est que la partie visible de l’iceberg ; le problème est encore plus complexe à mesure que l’on avance dans l’analyse en détail des faits. Au fond, la toute première victime de la bureaucratie coloniale et impériale française, comme son héritière postcoloniale, a été belle et bien la pharmacie. En France, jusqu’en 1689, contrairement aux médecins, les pharmaciens (alors apothicaires) étaient exclus des ports, en métropole, comme dans les colonies. Ils étaient plutôt dans les navires-hôpitaux, en mer, conformément à l’instruction royale qui institua dans les trois ports navals de Brest, Rochefort et Toulon la présence d'un médecin et d'un chirurgien-major ; mesure qui fut généralisée, en 1679, à tous les ports, avec un effectif standard d'un premier médecin, d'un second médecin et de six chirurgiens. Ces deux catégories professionnelles étaient des « entretenues, c'est-à-dire nommées à titre permanent par le roi », dont les pharmaciens bénéficièrent plusieurs années plus tard. Ce qu’implique un tel processus, c'est que les médecins, chirurgiens ou apothicaires nommés étaient précédés par groupe de praticiens exerçant librement dans les colonies. En effet, l'appareil administratif royal fut mis en place dans toutes les possessions en 1664, mais « le plus ancien acte d'engagement d'un chirurgien remonte à 1620 et a pour destination l'Acadie ». 

Les efforts des autorités pour améliorer les connaissances des chirurgiens contribuèrent au développement de ce secteur privé, principalement dans les riches colonies des Antilles. Cependant, ces praticiens restèrent attachés à leur corporation respective ; bien qu'intervenant dans différents types de problèmes de santé, ils ne formèrent pas un corps spécifique de praticiens en dehors de leurs corporations d'origine. Ce n'est qu'à partir du XVIIIe siècle qu’une spécialisation s’est produite avec la création du corps de santé naval. La domination de la profession médicale en métropole s’étendit aux colonies, où, à cause des intérêts pécuniers, elle s’exacerba, avec la mise en place d’un dispositif de contrôle tenu par les médecins. Institutionnellement c’est en 1736 que les tous premiers quatre médecins de Rochefort furent désignés pour servir à terre dans les colonies, et que les historiens considèrent comme les tous premiers médecins coloniaux. Afin de compléter les effectifs dans les possessions d’outre-mer, des volontaires et réquisitionnés (levés) ont été enrôlés. Cette dynamique a contribué à alimenter le marché privé de la pratique médicale dans les possessions et colonies françaises. Par exemple, comme l'ont souligné Deroo et ses collaborateurs, « en 1791 à Saint-Domingue, la colonie comptait 26 médecins, 291 chirurgiens et 24 apothicaires, sans compter les plus de 600 chirurgiens des plantations… ». Partout, à cause des faibles effectifs des pharmaciens, l’administration coloniale autorisait des médecins à pratiquer la pharmacie (préparation et administration des drogues). En dans les colonies françaises d’Afrique, l’on allait jusqu’à autoriser des commerçants (Syriens et libanais notamment) de vendre des médicaments, contribuant ainsi à l’expansion de la pratique privée. En conséquence, les médecins avaient tendance à vouloir contrôler le marché du médicament à leur profit, en réduisant au maximum le nombre de pharmaciens là où ils se trouvaient. 

En Afrique Occidentale française, avant les années 1840, la pratique courante consistait principalement en deux formes. D’une part, notamment en matière de pharmacie, « les commerçants et boutiquiers titulaires d'un brevet sont autorisés à vendre certains médicaments et drogues considérés comme essentiels ». D’autre part il y avait l’autre possibilité qui consistait à accorder l'autorisation à un praticien de santé, employé par l'administration, mais autorisé à exercer en privé. Cette autorisation était accordée au motif qu'il n'existait pas de praticien civil (libéral) dans la localité. Les observations faites par l’historien de la médecine Pluchon, est illustratif de ces rapports conflictuels ; il dit concernant ces praticiens que, « Dans ce monde, si décrié pour son incapacité sentencieuse à guérir, on ne pratique pas la démocratie égalitaire. Au contraire, on s'organise en une pyramide fortement hiérarchisée, même dans les colonies où pourtant il n'existe ni universités, ni corporations. Au sommet de cette construction, les médecins. Ils viennent de l'Université. En bas, les chirurgiens et les apothicaires, hommes de métier et non d'études, appartenant à des corporations, accédant à la maîtrise et non au doctorat. D'où un certain mépris envers ces derniers. ». Bien qu’avec la Révolution 1789 et les réformes subséquentes comme celles de la pratique de la médecine du 10 mars 1803 et du 30 novembre 1892, ces hiérarchies aient été abolies, les luttes corporatistes continuèrent dans les colonies. Par exemple, dans les années 1840, la demande d’autorisation d’un pharmacien installé dans la colonie de Saint-Louis (Sénégal), et demandant qu’un médecin, qui pratiquait la pharmacie en l’absence d’un pharmacien dans la localité, cesse de pratiquer, fut rejetée par le médecin-chef, et donnant lieu à des controverses. Il a fallu attendre les années 1890 pour qu’un gouverneur soumette un projet d'ordonnance dispensant les pharmaciens de classe 2 des examens locaux, contrôlés par mes médecins. Il le fit en partant du principe que les pouvoirs du gouverneur étaient plus restreints que dans les années 1840 et qu'il souhaitait offrir davantage de possibilités sur le marché. La correspondance du gouverneur notait ceci : « Monsieur le Secrétaire d'État, j'ai l'honneur de vous transmettre, en pièce jointe, un projet de décret visant à autoriser les pharmaciens de classe 2 reçus dans l'une des écoles de France à exercer dans la colonie sans être soumis à un nouvel examen. Je ne crois pas nécessaire d'insister davantage sur l'importance de cette réforme, qui aura pour effet immédiat de faciliter l'exercice de la pharmacie dans la colonie, permettant ainsi à la population de se procurer plus facilement et à moindre coût les médicaments dont elle a besoin. Cette mesure aura également l'avantage d'offrir aux actuels propriétaires d'officines une sécurité dont ils ne bénéficient pas. […] ». 

Après la conquête coloniale française et l’installation de l’administration coloniale au début des années 1900, la situation n’avait pratiquement pas changée. En effet, la pratique de la pharmacie était réservée au corps de l’Assistance indigène, constitué uniquement de Français, sinon d’Européens. L’Ecole de Médecine de Dakar qui formait les médecins auxiliaires (ou médecins) africains, ne comportait pas de spécialité pharmaceutique. Jusqu’à la veille de la Seconde Guerre mondiale, la pratique de certains actes pharmaceutiques était autorisée à des commerçants, ainsi que le souligne une herboriste demandant à s’installer à Dakar « Je vous prie également de définir ma situation vis-à-vis des dépôts de médicaments qui en l’absence d’herboristes ou de pharmaciens sont tolérés chez de simples commerçants ». En 1951, la liste du personnel de santé dans les territoires d’Afrique Occidentale Française ne comportait aucun pharmacien. Cette crise des pharmaciens continua après les indépendances, comme le montre la liste du personnel sanitaire relative à la coopération sanitaire française de 1966 qui comportait 50 pharmaciens dont 37 pharmaciens militaires, pour toute l’Afrique noire et Madagascar.

 Au Burkina Faso, la première pharmacie privée a été créée en 1962, et jusqu’en 1984, le nombre de pharmacies privées ne dépassait pas cinq. En termes de praticiens il y avait en 1984, 19 pharmaciens évoluant dans le privé. Concernant les soins médicaux, il y avait une clinique privée (1969), un cabinet médical (1983-84) et trois cabinets de soins infirmiers (1982, 1983). Si dans le privé les pharmaciens tenaient les rênes, ce n’était pas le cas dans le public. Dans le public, à l’exception de la période révolutionnaire (1983-1987), n’y a eu aucun pharmacien comme ministre de la santé, et aucun comme directeur général de la santé, ni premier responsable de district sanitaire. Les médecins ont monopolisé les positions managériales du ministère en charge de la santé, ainsi que le souligne un pharmacien concernant l’exception de la période révolutionnaire : « Il est vrai qu'à cette époque, un pharmacien a été nommé ministre de la Santé pour la première fois et que nous souhaitions promouvoir la profession de pharmacien, technicien du médicament. Dans ce cadre, des pharmaciens ont été nommés directeurs provinciaux de la santé et des directeurs centraux étaient également pharmaciens. Nous avons tenté de promouvoir la fonction de pharmacien sous tous ses aspects, notamment celle de technicien du médicament ». A l’exception de cette période, en effet, jusqu’aujourd’hui, sauf omission de notre part, nous n’avons pas connaissance que des pharmaciens sont Directeurs généraux de la santé (en dehors de l’agence de la régulation pharmaceutique), Directeurs régionaux de la santé, premier responsable de district sanitaire. Nous nous sommes efforcé de comprendre la raison, mais aucune justification ne peut nous convaincre de la pertinence, technique ou fonctionnelle, de cette exclusion ; à regarder de près, les contenus de la formation des pharmaciens leur préparent plus aux fonctions managériales que ceux des médecins. C’est avec cet arrière-plan qu’il faudrait comprendre aussi le processus de monopolisation des questions liées à la médecine et la pharmacopée traditionnelles par les pharmaciens. L’appropriation juridictionnelle est un fait, mais elle ne pourrait se comprendre sans la mettre en lien avec l’exclusion (ou la subordination) de la profession pharmaceutique dans les institutions sanitaires publiques. L’appropriation professionnelle de la bureaucratie publique, dans ce cas, au nom de l’Etat est bien conforme à la théorie marxiste de l’Etat.

Conclusion 

En théorie, l’Etat Hegelien qui trouve sa description dans l’œuvre du sociologue Max Weber, est impressionnante, par l’idée d’universalité à laquelle est associée la bureaucratie. Toutefois, historiquement, c’est la lecture de Karl Max qui est plus proche des faits que nous avons pu observer, du XVe à nos jours. A l’image des corporations de métiers dans l’Ancien Régime en France, les médecins pratiquaient, grâce aux privilèges du roi, dans les ports dédiés, tandis que les rares pharmaciens qui recevaient les lettres du roi, pratiquaient en mer dans les navires-hôpitaux. Quand vinrent le temps des expéditions, dans les territoires occupés d’abord et coloniaux ensuite, les hiérarchies des ordres de métiers se transportèrent là-bas ; le médecin régnait en maître sur les guérisseurs indigènes et les praticiens français que lui envoyait le roi. Il en rationnait l’arrivée, parce qu’il lui était autorisé de pratiquer plus que ne lui avait préparé son commerce, notamment la préparation et l’administration des drogues (médicaments). La banalisation de la fonction pharmaceutique ira jusqu’à l’autorisation des actes pharmaceutiques à des commerçants. La formation médicale mise sur pied dans les colonies pour pallier l’insuffisance du personnel médical donnait la place à très peu de possibilités pour les praticiens de la pharmacie. Les pharmaciens, du moins en Afrique Occidentale Française, quand on les voyait étaient d’abord chercheurs. Il n’était de l’intérêt ni de l’administration coloniale, ni des médecins coloniaux, de voir se développer la profession pharmaceutique dans les colonies. 

Après les indépendances, c’est d’abord dans les marges, en pratique privée qu’on voyait les premiers pharmaciens ; il a fallu la révolution du 4 août 1983, comme il en était en France, pour voir les pharmaciens intégrer peu à peu la bureaucratie sanitaire, et ce sous le monopole et le commandement de la profession médicale. Pour survivre, il fallu que les pharmaciens aussi trouvèrent leur étage, et ça sera sur les tradipraticiens de santé. Les pharmaciens, avec surtout l’aide des pharmaciens universitaires, élaborèrent un discours autour de la pharmacopée traditionnelle, leur permettant d’influencer non seulement l’agenda politique, mais aussi de créer des structures administratives qu’ils pourront désormais occuper. L’entreprise morale pour l’accès aux médicaments traditionnels, s’est au fur et à mesure dissoute dans les compétitions juridictionnelles professionnelles. Comme la profession pharmaceutique est maintenant établie, il faudrait juste corriger sa position administrative au sein du Ministère pour lui permettre d’accéder aussi aux hautes positions de directions du ministère. Si nous voulons développer l’industrie du médicament basée sur la pharmacopée traditionnelle, il nous faudrait une réforme radicale des politiques publiques et des règlementations des professions de santé pour y insuffler maintenant l’esprit d’Etat, au sens Hegelien, comme sous la Révolution française, ou encore comme sous le CNR ; heureusement nous sommes dans un contexte similaire….

Natéwindé SAWADOGO

Maître de conférences de sociologie de la santé

Université Thomas SANKARA

Email : natewinde.sawadogo@yahoo.fr 

Téléphone : (+226)78858943

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Cité par Sawadogo, N, 2013 …..PhD Thesis, University of Nottingham