Après 3 décennies de politiques et d’investissements en faveur du secteur de l’éducation, le Burkina Faso s’est engagé à faire de ce secteur une priorité lors de la conférence mondiale sur l’éducation pour tous en 1991. Les investissements qui en ont suivi ont permis d’observer une amélioration des indicateurs d’éducation, notamment le taux brut de scolarisation (TBS) au plan national. Il est passé de 30,69% en 1992 à 38,4% en 1997. Ces progrès apparaissaient faibles par apport aux objectifs visés par l’Etat. En outre, ces TBS globaux cachaient de fortes disparités géographiques. Ils variaient de 6% dans la province du Yagha à 87,6% dans le Kadiogo au cours de la même année. La région du Sahel enregistrait le plus faible TBS (14,6%), tandis que le Centre présentait le meilleur taux (72,8%). De même, de grands écarts existaient entre les TBS des filles et ceux des garçons, en particulier dans les régions qui avaient les plus faibles taux.
Ces différents problèmes ont conduit les autorités du pays à s’engager sur des politiques d’éducation prioritaire (PEP) à partir de l’année scolaire 1997-1998. Il s’agit de politiques mises en œuvre dans plusieurs pays à travers le monde, en vue de résorber les inégalités spatiales d’éducation (J.-Y Rochex, 2012 ; D. Frandji et al., 2009). Les PEP peuvent être définies comme « des politiques visant à agir sur un désavantage scolaire à travers des dispositifs ou des programmes d’action ciblés (…), en proposant de donner aux populations ainsi déterminées quelque chose de plus (ou de “mieux” ou de “différent”) » (D. Frandji et al., 2009, p.17). « Au Burkina Faso, (…) le concept de PEP n’est pas officiellement utilisé dans la gouvernance du secteur de l’éducation. Cependant, il pourrait se ramener aux programmes et projets qui accordent la priorité en matière d’investissements scolaires à certaines entités administratives par rapport aux autres, l’objectif étant de résorber les disparités géographiques d’éducation » (I. Ouédraogo, 2023, p.42).
Ces politiques ont été mises en œuvre à l’échelon des provinces avant de passer au niveau des communes. Vingt provinces prioritaires ont été identifiées dans le domaine de l’enseignement primaire. « Ont été définies prioritaires, les provinces qui avaient un TBS[1] inférieur à la moyenne nationale (40,9%) et dont les TBS des filles étaient les plus bas » (I. Ouédraogo, 2009, p.61 à 62). Après une décennie de mise en œuvre de ces PEP, le gouvernement a décidé de faire passer les interventions de l’échelon des provinces à celui des communes. Ainsi, 48 communes prioritaires ont été désignées pour les interventions entre 2009 et 2011, mais ces dernières n’ont pas bénéficié de financements spéciaux. Par la suite, 43 communes prioritaires ont été identifiées pour bénéficier des investissements dans le cadre du Programme de développement stratégique de l'éducation de base (PDSEB 2012-2021). Au regard de ces changements de l’échelon d’intervention, la terminologie « Zones de Politiques d’Éducation Prioritaire (ZPEP) » est utilisée dans l’article pour désigner les différentes zones concernées, notamment les provinces et communes prioritaires.
La mise en œuvre de ces programmes s’est faite à travers des investissements qui ont eu plusieurs effets positifs, parmi lesquels la résorption des disparités géographiques d’éducation. Cependant, ces progrès sont annihilés par la crise sécuritaire qui affecte le secteur de l’éducation burkinabè depuis 2016. L’objectif de l’article est de montrer comment la crise sécuritaire a sapé les progrès en matière de résorption des disparités géographiques d’éducation au Burkina Faso.
- Approche méthodologique
Le présent article de vulgarisation est tiré de l’article scientifique : « La résorption des disparités géographiques d’éducation à l’épreuve de la crise sécuritaire au Burkina Faso » (I. Ouédraogo, 2023). Les données sont issues du traitement des données secondaires, notamment les TBS consignés dans les annuaires statistiques du Ministère en charge de l’éducation. Les TBS des provinces et communes prioritaires sur la période allant de 1997-1998 à 2019-2020 ont été saisis en vue de mettre en place une base de données sous Excel. Cette dernière a servi à calculer les évolutions et à élaborer les cartes et graphiques qui sont utilisés pour les analyses. Ainsi, nous montrons que les limites des ZPEP coïncident avec celles des zones à forts défis sécuritaires. Par la suite, l’article présente les progrès réalisés dans le cadre des PEP, puis analyse les reculs observés en matière de scolarisation dans les ZPEP du fait de la crise sécuritaire.
2. Résultats
2.1. Les ZPEP situées dans les zones à forts défis sécuritaires
Les zones à forts défis sécuritaires couvrent 8 régions sur les 13 que compte le Burkina Faso. L’intensité des activités des hommes armés non identifiés (HANI) est plus forte dans 5 des ces régions ; tandis que les 3 autres se caractérisent par des menaces plus élevées et des cas d’actes terroristes enregistrés. Ainsi, peut-on distinguer les zones à forts défis sécuritaires et celles à menaces sécuritaires élevées (figure 1).
Figure 1: Répartition spatiale des provinces prioritaires
Comme l’indique la figure 1, les ZPEP situées dans les zones à forts défis sécuritaires couvrent les régions du Sahel, de l’Est et du Centre-Nord. Dans le Centre-Nord, il existe moins de communes prioritaires, mais 2 de ses 3 provinces figuraient sur la liste des provinces prioritaires. Les régions du Nord, de la Boucle du Mouhoun et du Centre-Est sont également moins concernées par les programmes d’éducation prioritaire, mais elles sont très affectées par la crise sécuritaire.
Comme l’indique le rapport du Secrétariat Technique de l’Éducation en Situation d’Urgence (ST-ESU), « à la date du 30 avril 2022, le nombre d’établissements fermés passe de 3 664 à 4 148 soit une hausse de 484 structures éducatives » (ST-ESU, 2022, p.2). La région de l’Est avait le plus grand nombre, soit 1 049 établissements, suivi du Sahel (972), la Boucle du Mouhoun (830) et le Centre-Nord (556). Ces statistiques sont révélatrices du désastre causé par la crise sécuritaire dans la mesure où des progrès avaient été réalisés dans le secteur de l’éducation dans ces zones. Plus spécifiquement, les disparités géographiques d’éducation étaient atténuées au plan national.
2.2. Une atténuation des disparités géographiques d’éducation dans les ZPEP avant la crise
Durant la première décennie de mise en œuvre des PEP (1997-1998 à 2006-2007), une amélioration des TBS a été observée au plan national, même si les disparités géographiques demeuraient. Le TBS national est passé de 40,9% à 66,5% ; ce qui correspond à un gain de 25,6 points de pourcentage. Cet accroissement a été particulièrement élevé dans les provinces prioritaires, car la moyenne des TBS dans ces zones a plus que doublé en passant de 22,6% à 54,36%.
Figure 2 : TBS dans les provinces prioritaires en 1997-1998 et 2006-2007
Source : Annuaires statistiques du MENA 1997-1998 et 2006-2007
Deux provinces ont observé une multiplication de leurs TBS par des valeurs allant de 4 à 5, alors que les TBS ont triplés dans trois provinces. Dix provinces ont observé un doublement de leurs TBS et 5 autres ont observé la multiplication de leurs TBS par des valeurs comprises entre 1,5 et 1,9. Sur les 5 provinces ayant observé le plus grand taux d’accroissement des TBS, 4 sont situées dans les régions à forts défis sécuritaires, à savoir le Sahel avec les provinces du Yagha et du Soum, puis la région de l’Est avec la Komandjari et la Gnagna. Suite au changement de l’échelon d’intervention des PEP, ces progrès ont été également observés dans la plupart des communes prioritaires, même s’ils paraissent faibles. Cette période de faible évolution des TBS a été suivie par celle de leurs dégradations totales par la crise sécuritaire.
2.3. La crise sécuritaire a sapé les progrès enregistrés dans les ZPEP
À partir de 2016, la crise sécuritaire et les attaques terroristes ont contribué à une forte dégradation des indicateurs d’éducation au Burkina Faso, en particulier dans les zones à forts défis sécuritaires. « Ces attaques qui, pour la plupart, ciblaient des enseignants, ont inclus des meurtres ; des agressions violentes ; des contraintes physiques, par exemple les victimes étant attachées, enchaînées ou ayant les yeux bandés ; des vols et la destruction de biens personnels ; et des menaces et des mesures d’intimidation » (Human Rights Watch, 2020, p.32). Elles ont entrainé une baisse de TBS dans 14 communes en 2016-2017. En 2017-2018, la tendance a été observée dans 10 communes dont 8 situées dans la région du Sahel et 1 dans le Nord. Les effets de la crise sur le secteur de l’éducation se sont exacerbés à partir de 2018-2019. Dans la commune de Boundoré par exemple, un TBS de 0,8% a été enregistré en 2018-2019. En 2019-2020, les TBS étaient de 4,1% à Nassoumbou et 6,4% à Tongomayel. En 2019-2020, ces communes se distinguaient par une dégradation totale du TBS par rapport à leurs situations de 2012-2013. La commune de Kaïn située dans la région du Nord, plus précisément à la frontière avec le Mali a connu des pertes énormes, car son TBS est passé de 74,8% en 2012-2013 à 8,2% en 2018-2019, soit une perte de 66,6 points de pourcentage. L’analyse à l’échelle des provinces révèle également une forte dégradation des TBS entre 2017-2018 et 2019-2020 dans 14 des 20 ex. provinces prioritaires (Figure 3).
Figure 3 : Provinces prioritaires ayant connu une baisse des TBS entre 2017-2018 et 2019-2020
Source : Annuaires statistiques du MENAPLN 2017-2018 et 2019-2020
Du graphique, il se dégage une baisse généralisée des TBS en 2019-2020. Toutefois, c’est dans les provinces les plus affectées par la crise sécuritaire que les baisses de TBS sont les plus fortes. Il s’agit par exemple des provinces du Soum, du Yagha et de la Komandjari. En effet, le TBS est passé de 50% à 14,2% dans la Komandjari. De 46,1%, il est passé à 17,1% dans l’Oudalan et de 43,4% à 13,7% dans le Yagha. Ces pertes sont énormes comme l’indique la situation de retour au point de départ dans le Soum. En effet, dans cette province, le TBS est passé de 16,6% en 1997-1998 à 62,1% en 2017-2018 pour redescendre à 16,7% en 2019-2020.
Conclusion
Au regard de ces évolutions, il ressort que la crise sécuritaire a un impact négatif assez élevé sur le secteur de l’éducation burkinabè. Après avoir observé des progrès sensibles, les zones ayant bénéficié de programmes de résorption des disparités géographiques d’éducation observent des reculs quasiment à leurs situations de départ en 1996-1997. Ainsi, la crise sécuritaire a pour effet, non seulement de renforcer les disparités géographiques d’éducation préexistantes, mais aussi d’accroitre l’étendue des zones qui devraient désormais être intégrées dans la liste de ZPEP. Il s’agit des régions de la Boucle du Mouhoun, du Nord et du Centre-Est, etc. Les zones les moins affectées par la crise accueillent de plus en plus d’enfants déplacés internes dans les écoles délocalisées ou dans les écoles existantes dans ces zones. Cela impose un accroissement de l’offre scolaire publique pour satisfaire cette demande. Ainsi, est-il indispensable de repenser les politiques d’éducation prioritaires au Burkina Faso en y intégrant des critères de choix des zones d’intervention tenant compte des effets de la crise sécuritaire.
Dr. Issiaka OUEDRAOGO, Géographe- Chargé de recherche,
Institut des Sciences des Sociétés/Centre National de la Recherche Scientifique et Technologique (INSS/CNRST), ouedraka80@yahoo.fr
Pour en savoir plus
Frandji D., J.-M. Pincemin, M. Demeuse, D. Greger, J.-Y. Rochex, 2009. « Comparaison des politiques d’Éducation prioritaire en Europe ». Rapport scientifique Projet EUROPEP Programme Socrates 2. 579 p.
Human Rights Watch, 2020. « Leur combat contre l’éducation » : Attaques commises par des groupes armés contre les enseignants, les élèves et les écoles au Burkina Faso, 143 p.
IIPE. 2003. « Planifier l’éducation dans les sociétés multiethniques et multiculturelles », Lettre d'information, (XXI) : 16 p.
OUEDRAOGO Issiaka,2023. La résorption des disparités géographiques d’éducation à l’épreuve de la crise sécuritaire au Burkina Faso, Science et technique, Série Lettres, sciences humaines et sociales, Vol. 39, n° 1 – Janvier – Juin 2023, pp.41-64
Ouédraogo, I. 2009. « Analyse des inégalités spatiales d’éducation en Afrique subsaharienne ». Université de Ouagadougou, Mémoire de Master-Recherche en Géographie, 91 p.
Rochex, J.-Y. 2012. Les politiques de lutte contre les inégalités scolaires d’un pays à l’autre », Revue française de pédagogie, n°178, pp.5‑12.
Secrétariat Technique de l’Éducation en Situation d’Urgence (STESU), 2022, Rapport statistique mensuel de données d’Éducation en Situation d’Urgence du 30 avril 2022, MENAPLN, 2022, 12 p
[1] Taux Brut de Scolarisation