Résumé
À Souroukoudingan, village situé dans l’ouest du Burkina Faso, une expérimentation scientifique d’envergure est en cours. Il s’agit de l’introduction de moustiques génétiquement modifiés pour lutter contre le paludisme. Alors que cette maladie reste une cause majeure de mortalité dans la région, ce projet suscite des représentations variées parmi la population. En réalisant quarante entretiens semi directifs et deux focus groups avec des habitants du village, cette étude montre que le moustique transgénique est perçu à la fois comme une opportunité mais aussi comme une source d’inquiétude.
1. Introduction
Le génie génétique, en plein essor dans plusieurs domaines, s’impose aujourd’hui comme un outil prometteur pour relever certains défis majeurs, notamment en santé publique (Bonny, 1998 ; Manga 1999 ; OMS, 2020). Le Burkina Faso, où le paludisme reste endémique malgré les efforts de prévention et de traitement (EIPBF, 2014), explore depuis peu la voie des biotechnologies pour compléter son arsenal de lutte contre cette maladie. C’est dans ce contexte qu’a été lancé le projet Target Malaria, qui vise à introduire des moustiques génétiquement modifiés, supposés réduire la population de moustiques vecteurs de la malaria (Barry, 2020).
Mais l’acceptation sociale d’une telle innovation ne va pas de soi, surtout dans un pays où les débats autour des OGM, notamment à travers l’expérience du coton transgénique, ont laissé des traces. Comprendre ce que pensent les populations concernées est donc essentiel. Cette étude s’est intéressée aux représentations sociales des habitants de Souroukoudingan (C. O., Yo., T. Fayama. and P. Toé. (2024), l’un des villages où se déroule l’expérimentation, afin de mieux cerner les perceptions, les doutes et les espoirs qu’éveille cette nouvelle biotechnologie.
2. Méthodologie
Conduite dans le village de Souroukoudingan situé à 28 km de Bobo-Dioulasso, l’étude repose essentiellement sur une approche qualitative. Les données ont été recueillies auprès de quarante personnes à travers des entretiens individuels semi-directifs, complétés par deux focus groups. Une revue de littérature grise a également été mobilisée pour enrichir l’analyse. Comme modèle d’analyse, nous avons utilisé le concept des systèmes de représentations sociales au sens de D. Jodelet (2003 : 9) qui considère les représentations sociales comme une forme de connaissance socialement élaborée et partagée ayant une visée pratique et concourante à la construction d’une réalité commune à un ensemble social.
3. Résultats et discussion
Les résultats de l’enquête révèlent une diversité de représentations sociales autour du moustique génétiquement modifié. Ces perceptions, souvent influencées par les savoirs locaux et les expériences passées, ne sont ni homogènes ni figées. Pour une partie des enquêtés, le moustique transgénique est perçu comme un “moustique castré” ou “affaibli” qui ne peut pas se reproduire, ou dont la descendance serait essentiellement composée de mâles.
Cette définition qui repose sur un savoir profane, coïncide partiellement avec les informations diffusées par les chercheurs du projet. C’est l’exemple de Barry (2020) qui montre dans son étude que la population de Bana, localité voisine de notre site d’étude, décrit ce moustique comme un « moustique mâle stérile », souvent désigné en dioula (un des parlers mandingue) sous l’expression sosso kô bôni (sosso = moustique ; kô =dos ; bôni =enlever), ce qui signifie littéralement « moustique castré ». Elle alimente une forme d’acceptation prudente. Ces moustiques sont donc vus comme non dangereux, et leur introduction est parfois jugée bénéfique dans la lutte contre le paludisme (C. O., Yo., T. Fayama. and P. Toé. (2024),.
Cependant, d’autres voix expriment de fortes inquiétudes. Certains estiment que les promoteurs du projet ne maîtrisent pas les effets de ces moustiques sur la santé humaine. Le fait que le paludisme soit toujours présent dans le village malgré l’expérimentation alimente l’idée que le projet serait inefficace, voire risqué. Pour ces personnes, le moustique transgénique pourrait échapper au contrôle de ses concepteurs (C. O., Yo., T. Fayama. and P. Toé. (2024), Dans certains cas, cette méfiance se traduit par une opposition à la poursuite du projet. Ces résultats sont d’une part en corrélation avec ceux de Barry (2020) qui montre qu’une minorité des populations de Bana exprime des sentiments de peur face aux activités de lâchers des moustiques qu’elles considèrent comme une pratique à risque pour les populations. D’autre part, il existe des nuances avec ceux de Barry (2020) car la particularité de nos résultats réside dans le fait que dans les représentations de certains de nos enquêtés les effets négatifs du projet seraient déjà visibles. En plus, ces résultats convergent vers ceux de Joly et al., (2000) qui montrent que les débats autour de la question liée aux biotechnologies modernes donnent lieu à de multiples discours et cela tient à la multiplicité des angles sous lesquels ils peuvent être abordés et à la multiplicité des acteurs sociaux qu’ils concernent (consommateurs, chercheurs, militants d’ONG, industriels, hommes politiques etc.). Un autre auteur va dans le même sens et confirme nos résultats en montrant que les positions prises en matière d’OGM ne sont souvent qu’un reflet des tendances générales de chacun UICN (2004).
4. Conclusion
Les perceptions des habitants de Souroukoudingan à l’égard du moustique génétiquement modifié révèlent un paysage de représentations complexe, tissé d’espoirs, de doutes et d’interrogations. Si certains y voient une solution innovante et potentiellement efficace contre le paludisme, d’autres, en s'appuyant sur leur vécu ou une méfiance nourrie par le manque de résultats visibles, expriment des réserves, voire une opposition. Ces discours ambivalents, oscillant entre adhésion prudente et crainte du risque sanitaire, rappellent combien l’introduction d’une innovation biotechnologique ne peut être déconnectée des dynamiques sociales, culturelles et symboliques des communautés concernées. Comprendre ces représentations sociales devient alors un levier essentiel pour anticiper les résistances, accompagner les transformations, et inscrire les biotechnologies dans une démarche éthique et socialement partagée.

Tionyélé FAYAMA
Maitre de Recherche au Centre National de la Recherche Scientifique et Technologique (CNRST)/Institut de l'Environnement et de Recherche Agricole (INERA), membre Labo « Genre et Développement » /UJKZ tionyele@yahoo.fr

Chek Oumar YO
Doctorant en Sociologie du Développement, laboratoire Genre et Développement/Université Joseph Ki Zerbo de Ouagadougou, chekoumaryo@gmail.com
Références Bibliographiques
BARRY, N., 2020. Représentations et logiques sociales des acteurs locaux dans le cadre du Projet Target Malaria à Bana, Burkina Faso, Thèse de doctorat unique en socio-anthropologie, Université Nazi Boni, Ecole Doctorale Sciences Naturelles et Agronomie (SNA), 310p.
BONNY, S., 1998. L’emploi d’organismes génétiquement modifiés en agriculture : quels intérêts et quelles limites au niveau économique, Courier de l’environnement de l’INRA n° 34, juillet, pp 75-86.
Chek Oumar, YO., Tionyélé, FAYAMA. and Patrice, TOE. (2024). Genetically Modified Mosquitoes in the Fight Against Malaria: Representations of a Controversial Biotechnology in the Village of Souroukoudingan in Burkina Faso. Int. J. Ag. Env. Biotech., 17(01): 53-60.
INSTITUT NATIONAL DE LA STATISTIQUE ET DE LA DEMOGRAPHIE (INSD), PROGRAMME NATIONAL DE LUTTE CONTRE LE PALUDISME (PNLP) : Enquête sur les Indicateurs du Paludisme au Burkina Faso (EIPBF) ; (2014), 113 p.
JODELET D., 2003. « Représentation sociales : un domaine en expansion », in Les représentations sociales, Presses Universitaires de France, Sociologie d’aujourd’hui, 7ème édition, pp.45-78.
MANGA, S.-J.-T, 1999. L’utilisation des organismes génétiquement modifiés (OGM) dans l’agriculture et l’alimentation : enjeux sociaux et perspectives de l’encadrement du droit et de l’éthique. Revue générale de droit, 30(3), pp.369–422.
OMS, 2020. Evaluation des moustiques génétiquement modifiés dans la lutte contre les maladies à transmissions vectorielles ; Déclaration de principes, 8p.